Emprise
Lorsque la réalité
prend le pas sur l'inspiration
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Bonne lecture !
Emprise
(Roman)
suivi de
La dernière nuit
(Nouvelle)
Monsieur Tout Le Monde
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À elle, puisque je ne saurais la nommer.
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Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu serait fortuite et involontaire, puisque c’est volontairement que j’ai changé, dans mon récit de cette histoire, les noms et caractéristiques des personnages qui y prirent part, ainsi que le lieu et les dates où elle se déroula, empêchant par là même à quiconque de mettre en doute le fait qu’elle fut le fruit de mon imagination.
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Table des matières
Emprise
L’hôtel de la Palmeraie
La traversée du désert
Vertiges
Les règles du jeu
Emprise
Épilogue
La dernière nuit
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Emprise
L’hôtel de la Palmeraie
Lundi 9 mars 1998
Ça faisait maintenant deux jours que je parcourais la région au volant de ma voiture. Cette après-midi avait été particulièrement fatigante. Il avait fait très chaud, plus chaud que la veille. Et puis il y avait eu cette crevaison, qui m’avait fait perdre plusieurs heures. Il y avait, enfin, la lassitude de n’avoir pas encore trouvé ce que je cherchais.
Au loin, je devinai un village. J’allais prendre une chambre dans un hôtel pour la nuit. Je reprendrais ma recherche le lendemain.
Je garai ma voiture dans la rue principale et jaugeai du regard les cafés à proximité. J’optai pour l’un d’entre eux, dont la salle paraissait accueillante. Je traversai la rue, entrai dans le café et commandai un soda.
Définitivement, la journée n’avait pas été fructueuse. Au moins, la veille, avais-je visité quelques hôtels qui, sans m’avoir enthousiasmé, répondait de proche ou de loin au type d’établissement que je recherchais. Je ne pouvais pas en dire autant du jour qui s’achevait.
J’étais à la recherche d’un hôtel tranquille, paisible, isolé de tout. J’avais décidé de me retirer pour écrire mon prochain roman. Je l’avais presque toujours fait pour mes livres précédents. Je m’isolais le plus souvent dans ma maison de campagne en Bourgogne, avec mon chat pour unique compagnon. Mais cette fois-ci, j’avais décidé de voyager. J’étais descendu en voiture jusqu’ici, dans le Sud marocain, seul.
Ce changement dans la méthode était en partie dû au fait que je changeais également de discipline. Je ne m’étais jusqu’à maintenant que très peu intéressé à la littérature érotique. Je n’avais lu que quelques ouvrages et jamais je n’avais envisagé d’en écrire un. L’idée m’en avait pris, soudainement, à la suite d’une mésaventure qui m’avait suggéré la trame du récit que je me proposais d’écrire. J’avais senti que pour cette première expérience, il était souhaitable que je change également mes habitudes, afin de ne pas tomber dans des automatismes d’écriture, qui n’auraient pas forcément collé avec mon récit libertin. Je recherchais un dépaysement mental.
J’étais venu pour la première fois au Maroc il y avait plus de dix ans et n’y étais jamais retourné depuis. L’impression que je ressentais se résumait parfaitement en la remarque que m’avait faite un passant, avec qui j’avais bavardé quelques jours auparavant à Marrakech : « Le Maroc, il change et il change pas. Le Maroc, c’est toujours le Maroc ». En d’autres termes, les vieux, vêtus de leurs burnous, entraient maintenant sans hésitation dans les nombreuses « Télé Boutiques » aux enseignes flambant neuf. Il régnait toujours cette espèce de calme imperturbable en milieu de journée mais, au coucher du soleil, les silhouettes des antennes paraboliques se joignaient à celles des minarets sur la ligne d’horizon des villes. Cependant, je sentais que ce pays possédait encore ce charme envoûtant sur lequel je comptais pour inspirer mes écrits. J’avais retrouvé avec délice les odeurs et les saveurs de cette terre, sa chaleur et, dans le Sud que je sillonnais maintenant, ses paysages poussiéreux parsemés d’oasis. L’ambiance n’avait rien perdu de son mystère.
J’allais appeler le garçon pour lui régler ma consommation, lorsque je remarquai un vieil homme, assis à la table voisine de la mienne, qui me regardait. J’eus un instant l’intuition que ça faisait déjà un moment qu’il m’observait. Il me sourit. Je le saluai en français et il me rendit mon salut en arabe. J’appelai le garçon qui encaissa et lui demandai s’il y avait un hôtel en ville. Il m’en indiqua un, situé un peu plus loin dans la rue principale. J’allais m’en aller lorsque le vieil homme me fit signe de la main. Je m’approchai de lui.
—Vous cherchez l’hôtel ?
—Oui, mais ce jeune homme vient de m’en indiquer un, lui répondis-je en lui désignant le garçon du doigt. Je vous remercie.
—Je connais l’hôtel très bon.
—Ah oui ?
Je simulai mon étonnement par politesse. Depuis que mes pieds avaient refoulé la terre marocaine, j’avais retrouvé cette singularité de ses habitants qui consistait à pouvoir vous résoudre n’importe quel problème en quelques minutes. Ils possédaient toujours, dans leur famille ou leur entourage, la personne susceptible de vous tirer d’affaire et vous présentaient à votre sauveur avant même l’énoncé du problème prononcé.
—Oui, l’hôtel très bon, très calme. Pas voitures, pas… pas…
—Pas de bruit ?
—Oui, c’est ça. Pas de bruit. Très, très bon.
—Et où se trouve-t-il ?
—Comment ?
—L’hôtel, où est-il ?
Il se leva et m’entraîna sur le trottoir.
—Sortir la ville. Sortir la ville.
—Je dois sortir de la ville.
—Oui. Après, rouler.
—Oui.
—Après, piste.
—Une piste à droite ?
Je confirmai par un geste de la main.
—Oui. La piste. Rouler.
Il arrêta son discours. Je l’interrogeai :
—Et après ?
—Après ? Safi !
—Safi ?
Il posa alors un doigt en dessous d’un de ses yeux écarquillés en me disant :
—Chouf, et tu vois, msiou.
Il ponctua son discours d’un éclat de rire. Je ris avec lui. Ce vieil homme m’était sympathique. Je pris congé de lui et rejoignis ma voiture.
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Je sortis de la ville et roulai quelques kilomètres avant de trouver, effectivement, une piste sur la droite. Aucune pancarte, aucun panneau n’annonçait l’hôtel en question. J’étais fatigué et ce que je désirais le plus à ce moment était une bonne douche, un repas et une longue nuit de sommeil. J’hésitai un moment, puis je m’engageai sur la piste, espérant qu’elle m’amènerait à bon port.
Le soleil était en train de se coucher sur la droite et baignait la vaste plaine désertique de ses rayons obliques, répandant une lumière poussiéreuse avant d’aller frapper les montagnes à l’horizon sur ma gauche. La palmeraie, qui s’étendait sur les deux rives de l’oued, recevait elle aussi ce bain de lumière qui saturait le vert du jeune blé qui poussait entre les arbres.
Au bout de quelques minutes, je distinguai au loin ce qui jusqu’à maintenant n’avait été qu’un point, une tâche noyée dans la palmeraie. On devinait une sorte de grande bâtisse au milieu d’une muraille d’enceinte, le tout en adobe, le matériel traditionnel de la région. De loin, la propriété semblait très vaste. Ce devait être l’hôtel.
Je roulai encore quelques minutes et arrivai devant l’énorme porche ouvert de la propriété, au-dessus duquel trônait l’enseigne de l’établissement : « Hôtel de la Palmeraie ».
Je me garai à côté de l’entrée et rejoignis à pied la grande porte de bois par laquelle je pénétrai dans l’enceinte. Devant moi s’ouvrait un vaste jardin précédé d’une fontaine. La réception était indiquée tout de suite à droite. Un homme d’un certain âge m’y accueillit. Je lui demandai s’il y avait des chambres libres. Il me répondit par l’affirmative et s’excusa avant de disparaître, me disant qu’il revenait tout de suite. Il revint devancé d’une femme, d’un certain âge elle aussi. Elle se présenta comme la patronne de l’établissement. Son français était excellent. Elle me proposa que son « maître d’hôtel » – l’homme qui m’avait reçu – me fasse visiter l’hôtel.
J’emboitai le pas à mon guide. Je le suivis dans l’escalier qui montait à l’étage où se trouvaient les chambres. Il me fit pénétrer dans l’une d’elles. La pièce était arrangée sobrement et avec goût. Une porte-fenêtre donnait sur un petit balcon, d’où l’on découvrait l’ensemble du jardin de la propriété. Il était planté de palmiers et de tamaris, aux pieds desquels se trouvaient des massifs de fleurs bien entretenus. De petites allées serpentaient au milieu de cette végétation. La vue était superbe.
Nous redescendîmes par la réception et le maître d’hôtel me montra la salle de restaurant, où il y avait également un bar, puis nous continuâmes par un couloir qui débouchait sur un patio magnifique. Dans la galerie se trouvaient de petites tables basses entourées de poufs recouverts de tissus colorés. Dans la cour proprement dite trônait une fontaine qui irriguait un petit jardin carré. Nous montâmes par un escalier à la terrasse aménagée au-dessus de la voûte du patio. De là haut, l’image était prenante. Le soleil jetait à l’horizon ses derniers rayons, illuminant la terrasse d’une demi-clarté dont on sentait l’intensité décliner à chaque minute, pendant que les ampoules des appliques du patio, en bas, accentuaient la teinte orangée de l’adobe des arcades. La vue sur le jardin était également superbe.
Nous redescendîmes et sortîmes cette fois-ci du patio par une porte en arcade qui donnait directement sur le jardin et dans lequel nous nous engageâmes. Le maître d’hôtel me devançait tandis que je goûtais la fraîcheur de cette petite oasis. Je n’entendais, à l’exception des bruits de nos pas, que le chant des oiseaux qui piaillaient dans les branches au-dessus de nos têtes. L’endroit commençait à me séduire.
Nous parvînmes bientôt au mur d’enceinte au fond du jardin, contre lequel étaient adossées trois petites constructions, en adobe elles aussi. Il s’agissait de « petits appartements », où il était également possible de loger. Sur ma demande, l’homme ouvrit l’un d’eux pour que je le visite. Je remarquai au passage qu’aucun des deux autres ne semblait occupé. L’appartement était constitué d’un petit salon, au mobilier succinct, séparé, par une cloison ouverte, d’une chambre d’une taille comparable à celles que j’avais vues à l’étage de la bâtisse principale. Il y avait une fenêtre dans chaque pièce. Dans un petit espace gagné sur le fond du salon se trouvait la salle de bains.
Nous retraversâmes le jardin en direction de la réception, où nous retrouvâmes la patronne. Je m’enquis des prix auprès d’elle et, malgré la différence un peu élevée, je choisis de loger dans l’un des appartements. Pendant que je remplissais la fiche d’inscription, la patronne de l’établissement me demanda comment j’avais appris l’existence de l’hôtel. Je lui racontai ma rencontre avec le vieil homme au village et le conseil qu’il m’avait donné. Elle me déclara qu’elle était toujours curieuse à ce sujet, son hôtel n’apparaissant dans aucun guide touristique. Elle me demanda ensuite la durée de mon séjour. Je lui avouai que je n’en avais aucune idée. Elle parut un peu surprise, je lui expliquai donc que j’étais arrivé avec l’intention, en principe, de repartir le lendemain, mais qu’il se pouvait que je passe quelques jours.
J’étais en effet enchanté par le lieu. J’étais arrivé ici pour y passer une nuit d’étape au milieu de ma recherche et y avais trouvé, presque par hasard, ce que justement je poursuivais : tranquillité, silence, peu de gens. L’endroit, en plus d’être superbe, était absolument paisible. J’avais été frappé par le doux silence qui régnait dans l’appartement que j’avais visité. Je pressentis qu’il me serait difficile de trouver un hôtel plus calme. De plus, le fait qu’il n’apparaissait pas dans les guides touristiques me garantissait un nombre limité de clients – nous n’en avions d’ailleurs croisé aucun dans le jardin. J’avais la sensation d’avoir trouvé le havre de paix propice à mon propos.
Ma fiche remplie, je rejoignis ce qu’à partir de ce moment j’allais pompeusement appeler « mes appartements ». Je me sentais sale et affamé. La patronne m’avait mis au courant des horaires des repas et j’avais juste le temps de prendre une douche avant d’aller dîner.
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Lorsque je sortis pour rejoindre le restaurant, je notai que le vent s’était levé. À cette période de l’année, où s’installaient les premières chaleurs annonçant l’été, il était courant que le temps soit instable dans cette région. Je rejoignis la salle de restaurant où je fus accueilli par la patronne de l’hôtel. Elle me conduisit jusqu’à une table et me laissa le menu du soir. Elle revint quelques minutes plus tard pour prendre ma commande et me souhaiter un bon repas. Je ne tardai pas à me rendre compte qu’elle agissait de la sorte avec tous les clients et je supposai – comme l’avenir allait me le confirmer – qu’elle le faisait tous les jours, comme une sorte d’usage de la maison.
Elle avait un port très droit, très digne et ses manières de femme très éduquée donnaient à son personnage une prestance tout à fait particulière. Elle avait dû être une très belle femme. Les marques des années sur son visage n’avaient pas encore terni cette beauté, et je ne savais pas lui donner un âge. J’avais moi-même trente quatre ans et supposai qu’elle me devançait d’au moins deux décennies, voire peut-être même plus. Elle avait le regard profond et portait en permanence sur ses lèvres un petit sourire mystérieux, ce petit rictus charmant et envoûtant qui est l’une des facettes de la beauté des femmes arabes.
Elle était, de toute évidence, la patronne des lieux et semblait mener ses affaires d’une main de fer. Elle s’adressait à ses employés en arabe et sur un ton très doux. Cependant, on sentait que ses ordres étaient exécutés sur le champ et à la lettre. Il émanait d’elle une douce autorité. Le « maître d’hôtel », comme elle l’avait appelé lors de mon arrivée et qui se prénommait Ibrahim, était posté en attente derrière le comptoir du bar, prêt à la seconder, attentif au moindre de ses signes. Je lui donnais un âge similaire à celui de sa patronne, peut-être même un peu plus vieux. Il me fut sympathique dès le premier jour. C’était un homme simple, qui faisait toujours son possible pour arranger les choses. Il n’hésitait pas, par exemple, à descendre de grade pour filer un coup de main à l’unique serveur, lorsque ce dernier était un peu débordé. Il était la gentillesse même et tout le monde l’avait à la bonne.
Je les observai pendant que j’attendais la soupe que j’avais commandée en entrée, et que le serveur ne tarda pas à m’apporter.
À la fin du repas, après avoir dégusté un thé à la menthe, je ne résistai pas à la tentation de monter sur la terrasse du patio pour y fumer une cigarette. La force du vent avait encore augmenté et il collait maintenant mes vêtements contre mon corps de ses bourrasques tièdes.
Je remarquai la lune presque pleine dans le ciel et la lumière qu’elle répandait sur la palmeraie. Elle venait de se lever, majestueuse, à l’horizon. Je terminai ma cigarette et redescendis à mes appartements, pour y trouver un sommeil réparateur.
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Mardi 10 mars 1998
Le lendemain matin, le chant des oiseaux dans le jardin et la clarté de l’aube qui entrait dans ma chambre me réveillèrent doucement. Je me levai et me douchai avant d’aller prendre le petit déjeuner qui était servi dans le patio. Il y régnait un calme tranquille. Le silence était à ce point reposant qu’il semblait que chacune des personnes attablées, peu nombreuses par ailleurs, faisait son possible pour ne pas le troubler. Les conversations se faisaient à voix basse et chacun maniait ses couverts avec précaution.
Les derniers clients partis, je restai assis sur un pouf à fumer une cigarette, admirant ce carré d’architecture arabe dont les proportions reposaient la vue et l’esprit. Au bout d’un moment, le serveur et le maître d’hôtel arrivèrent pour débarrasser les tables basses. Lorsqu’il passa à proximité de la mienne, le maître d’hôtel s’arrêta un moment :
—Bonjour monsieur. J’ai oublié hier de vous montrer la bibliothèque de l’hôtel. C’est une pièce très agréable, il y fait presque toujours frais.
—Ah oui ?
—Oui. C’est la pièce qui est sur la droite, juste en sortant.
Il m’indiqua du doigt la porte en arcade qui ouvrait le patio sur le jardin. Je terminai ma cigarette et me levai pour m’y diriger. Il s’agissait d’une construction en adobe adossée contre le mur d’enceinte, munie de petites fenêtres. La porte en bois était ouverte et je pénétrai à l’intérieur. Les rayons du soleil encore bas entraient par les fenêtres et frappaient d’une lumière crue, presque aveuglante, quelques rayonnages. En comparaison, le reste de la pièce paraissait plongé dans une demi-obscurité à laquelle je m’habituai au bout de quelques minutes.
Il y avait là une quantité impressionnante d’ouvrages. Une bibliothèque immense occupait le mur du fond dans toute sa longueur et les rayonnages étaient pratiquement tous pleins. Je m’approchai et parcourus au hasard quelques tranches. Il y avait de tout, des romans romantiques aux guides touristiques, en passant par du roman policier noir et des ouvrages de philosophie. Je trouvai même une édition du début du siècle traitant des usages et bonnes manières en société. La dernière partie était remplie de livres en langue arabe. Cette abondance me surprit. Il ne s’agissait pas d’un salon de lecture comme on en rencontre parfois dans les hôtels et qui n’offrent que quelques récits policiers ou d’espionnage – le plus souvent en anglais – accompagnés d’une petite série d’ouvrages sur le pays ou la région. Cette bibliothèque était bien plus complète que celles que j’avais pu voir chez certains de mes amis en France. Je supposai que ce devait être la bibliothèque personnelle de la patronne de l’hôtel, qu’elle avait décidé de mettre à disposition des clients.
Le reste de la pièce était occupé par de petites tables, entourées de fauteuils, disposées sous les fenêtres afin que le lecteur dispose de la lumière nécessaire sans qu’elle soit trop intense. Le lieu me sembla particulièrement bien arrangé ; il invitait à choisir un livre et à s’asseoir là quelques heures dans la fraîcheur conservée par les murs épais.
Cependant, je ressortis de la pièce sans même détailler les rayonnages susceptibles de susciter un intérêt de ma part. J’avais pris comme habitude, surtout à mes débuts, de ne pas mélanger lecture et écriture. Je ne voulais pas, pendant la rédaction de l’un de mes romans, subir l’influence d’un style, quelque talentueux soit-il. J’étais ainsi resté, parfois pendant plusieurs mois, déconnecté de l’actualité littéraire. Je suivais la parution des livres par la lecture de la presse, mais me refusais à les lire. Une fois mon travail terminé, je passais alors une période plus ou moins longue à rattraper mon retard, à me remettre à jour, dévorant, parfois pendant des semaines entières, les dernières publications intéressantes. Au fil des années, j’étais devenu moins radical et me tenais à cette règle de façon moins stricte lors de la rédaction de mes romans.
Dans le cas de celui que je me proposais d’écrire maintenant, la situation était un peu différente. Le genre était nouveau pour moi et j’avais décidé de m’initier dans un premier temps aux écrits les plus fameux de la littérature amoureuse, avant de me lancer dans ma première expérience. Un ami, critique littéraire et passionné de ce genre d’écrits, m’avait fait une sélection des ouvrages que « je me devais de lire ». J’avais donc voyagé jusqu’ici avec, dans le coffre de ma voiture, un carton contenant une quinzaine de bouquins, que je comptais lire dans les premiers jours de mon séjour. Je ne m’attaquerais à mon œuvre qu’une fois la dernière ligne du dernier ouvrage parcourue par mes yeux.
Je traversai le jardin et rejoignis mes appartements pour achever l’installation rapide que j’avais entreprise la veille au soir. J’avais emporté peu de bagage avec moi : quelques vêtements, l’inévitable nécessaire de toilette, mais le gros de mon paquetage était constitué, mis à part mon carton de bibliothèque « rose », de mon ordinateur portable et de mon imprimante miniature, dernière merveille de la technologie informatique : une imprimante fax de la taille d’une cartouche de cigarettes. Je disposai mon matériel sur la table du salon et vérifiai que les nids de poule de la route n’avaient rien endommagé.
Lorsque la femme de chambre arriva, je la laissai faire son travail. Je saisis au hasard un ouvrage de ma sélection – un anonyme pour commencer – et sortis pour aller m’asseoir dans le jardin et lire à l’ombre des palmiers.
Je passai toute la journée à lire. Je ne fis de pause que pour les repas et quelques tours dans le jardin. J’avais pris le régime de pension complète. La nourriture était excellente, la température idéale et le jardin délicieux. Chaque heure qui passait me confirmait dans mon intention de prolonger mon séjour et renforçait ma sensation d’avoir trouvé le petit paradis que je recherchais.
La soirée fut particulièrement agréable. Après le dîner, je montai sur la terrasse et fumai tranquillement une cigarette en contemplant la lune qui venait de se lever au-dessus de la palmeraie. Puis je redescendis et rejoignis mes appartements pour me coucher. Je restai quelques heures à lire à la lueur de la bougie disposée sur la table de chevet. Puis je la soufflai et restai quelques minutes à observer par la fenêtre le reflet d’argent de la lune sur les arbres du jardin. Le silence était complet. Mon corps était habité par un doux bien-être. Le sommeil m’emmena rapidement.
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Mercredi 11 mars 1998
Le matin du troisième jour, je profitai de la présence de la femme de chambre pour prendre ma voiture et aller au village. J’avais besoin d’y faire quelques courses, que je fis rapidement. Je m’accordai ensuite un rafraîchissement avant de faire un petit tour.
Donnant sur la rue principale, un long mur d’enceinte délimitait la vaste esplanade où s’installait le souk tous les jeudis – « petit souk » – et tous les dimanches – « grand souk » –. Nous étions mercredi et la place était pratiquement déserte, seuls quelques vendeurs ambulants à l’entrée principale offraient leurs étalages à la vue. Il y avait d’autre part un marché couvert permanent, que je décidai de traverser avant de rejoindre ma voiture. Je suivais le mouvement des gens venus faire leurs courses, lorsque j’entendis sur ma gauche une voix qui appelait :
—Msiou, msiou !
Je tournai la tête et découvris, planté au milieu d’un stand de fruits secs, le vieil homme qui m’avait indiqué l’autre jour l’hôtel de la Palmeraie. Il me regardait en me faisant signe de la main, un grand sourire sur les lèvres. Je le saluai de la main et me frayai un passage jusqu’à lui. Pendant ma lente progression au travers des personnes, j’admirai de loin son étalage qui était magnifique. Les figues, dattes, cacahuètes et autres noix étaient disposées dans des compartiments alignés qui formaient un damier de teintes beiges, incliné ver l’avant pour offrir à la vue des passants tout le détail de ses cases. Mon vieil homme trônait au milieu, la moitié de son corps sortant par une case vide prévue à cet effet, le damier lui entourant la ceinture ; il disposait ainsi de toute sa marchandise à portée de main.
Je parvins enfin jusqu’à lui :
—Bonjour, msiou !
Je lui rendis son salut et serrai la main qu’il me tendait.
—Alors, l’hôtel… Bon ?
—Oui, très bien, je vous remercie. Je suis installé là bas.
—Ah, vous êtes l’hôtel ?
—Oui.
—Vacances ?
—Non, non, je suis venu pour travailler.
—Ah, travail… Tourisme ?
—Non, je suis venu écrire un livre.
—Ah, très bon. Un livre… Du Maroc ?
—Un livre sur le Maroc ? Non, non, c’est un roman.
—Roman ?
—Oui, un roman. Une histoire avec des personnages, une intrigue.
—Ah oui. Très bon. Les voleurs… Les… les belles femmes…
—Euh, oui et non. Les belles femmes, oui.
—Ah, très bon ça… C’est… euh, l’amour ?
—Oui. Enfin, à peu prés. C’est un roman érotique.
—Ah… Oui, élotique… Oui, oui, je comprends bien.
Je devinai, à son air perplexe et au profond respect que je vis dans ses yeux après ma réplique, qu’il n’avait pas compris. Je ne tenais pas spécialement à ébruiter la raison de mon séjour, mais, après tout, j’avais découvert l’hôtel grâce à lui et je me devais bien de le remercier en satisfaisant sa curiosité. Je le questionnai sur les affaires du jour et lui achetai quelques pistaches avant de prendre congé de lui.
En revenant du village, je passai à la réception pour régler ce que je devais depuis mon arrivée. Le maître d’hôtel appela la patronne qui me prépara ma note. Tout en s’excusant de sa curiosité, elle me questionna de nouveau sur la durée de mon séjour. Je devais être ce jour là en veine de confidences, puisque je lui expliquai également les raisons de ma présence à l’hôtel.
—Vous êtes écrivain ?
—Oui, je dois vous l’avouer.
Le jour de mon arrivée, dans la case correspondant à la rubrique « profession » de la fiche d’inscription à l’hôtel, j’avais mis « critique littéraire ». J’utilisais toujours ce petit truc pour écarter les éternels ennuyeux ravis de discuter le bout de gras avec un écrivain. L’appellation choisie suffisait en général à les faire reculer.
J’expliquai à la patronne de l’hôtel que j’étais venu m’isoler dans la tranquillité de cette région pour pouvoir me consacrer à la rédaction de mon prochain roman, sans être diverti par l’agitation inévitable de ma vie européenne. Je terminai mon discours en lui disant qu’il me semblait avoir trouvé en son établissement le lieu idéal pour ce genre de propos.
—Et peut-on savoir quel sera le thème de votre roman ?
—J’en suis désolé, mais c’est un secret. Je ne dévoile jamais les histoires des romans que j’écris, je préfère les garder pour moi, au moins jusqu’à ce que j’ai fini le premier jet du manuscrit.
—Vous m’en voyez ravie, monsieur. Je crois que c’est la première fois que nous recevons un écrivain entre nos murs. J’espère que cela vous portera chance et que nous aurons un jour le plaisir de vous lire.
—Je l’espère également, lui répondis-je, pensant, amusé, à sa réaction si cette chère dame lisait un jour les passages les plus osés de mon projet de littérature libertine.
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Jeudi 12 mars 1998
À partir des jours suivants commença à s’installer une certaine routine dans mes journées. Je me levais tôt pour prendre mon petit déjeuner, après quoi je passais le plus clair de mon temps à lire. Je ne m’arrêtais que pour les repas, la sieste certains jours et quelques promenades dans le jardin de l’hôtel ou dans la palmeraie. Je lisais aussi bien dans ma chambre que dans le jardin ou le patio. Mes lectures m’entraînèrent tour à tour dans des bordels londoniens, des chambres de bonne à la porte percée d’une fente, au travers de laquelle je découvris la blancheur de fesses plantureuses, des boudoirs où on foutait, des salons où on fouettait, et j’en passe. Très peu d’entre eux m’ennuyèrent vraiment, certains m’excitèrent, beaucoup m’amusèrent.
J’entrecoupais mes lectures de réflexions sur le récit qui m’avait amené ici. J’étais arrivé avec la trame en tête et commençai à penser de plus près à mes personnages. Je ne prenais encore aucune note, laissant les idées apparaître puis, soit disparaître, soit perdurer, selon la sélection naturelle de ma mémoire.
Il m’arrivait également de me déplacer de temps en temps au village, pour y faire une course ou tout simplement histoire de me changer les idées. J’empruntais chaque fois la piste avec la sensation de reprendre contact avec le monde. Des maisons puis des hameaux apparaissaient au fil des kilomètres. Une fois au village, je commençais généralement par m’asseoir à une terrasse de café pour boire un rafraichissement et observer les gens qui passaient, les voitures que les bus klaxonnaient, les enfants qui sortaient de l’école. Presque à chaque fois, j’allais ensuite voir le vieil homme au marché couvert. S’il n’était pas trop occupé, il m’invitait à prendre le thé dans son arrière-boutique. Je découvris ainsi les dessous de l’installation de son damier de fruits, une pièce au plafond incliné formé par les cases. Nos conversations étaient très limitées – de par le français du vieil homme et mon incapacité à parler arabe – mais j’appréciais ces moments où nous buvions le thé dans la pénombre fraîche de la pièce, uniquement éclairée par la lumière provenant du trou, par lequel la moitié de son corps disparaissait de temps en temps pour servir un client.
Après quelques heures de vie citadine, j’éprouvais normalement le désir de retourner me terrer à l’hôtel. J’empruntais cette fois la piste avec l’agréable sensation d’aller me réfugier dans la tranquillité et la paix que j’étais sûr de retrouver là-bas.